Lorsque les premiers audits sociaux ont fait leur apparition au milieu des années 90 pour contrôler les droits sociaux dans les chaînes d’approvisionnement des grands groupes, ils ont fait l’objet d’un sentiment de méfiance de la part des syndicats et des associations. Aujourd’hui, ce sont des démarches répandues, même si, le plus souvent, elles ne s’appliquent qu’à une faible part des sous-traitants et des fournisseurs d’une entreprise. En effet, la plus grande partie de ces prestataires est encore soumise à la signature de simples engagements plus ou moins exigeants, le cas échéant complétés par des auto-évaluations ou des évaluations documentaires externes. Le 15 novembre 2022, Human Rights Watch a publié une étude dans laquelle elle détaille les failles des démarches d’audits sociaux, dont le secteur pourrait afficher un chiffre d’affaires global de 300 millions de dollars par an, selon l’Association of Professional Social Compliance Auditors (APSCA).
Cette étude s’appuie sur l’expérience et les avis de 20 auditeurs expérimentés, en exercice ou non, et de 23 experts de l’industrie de l’habillement, mais aussi sur des entretiens avec des travailleurs et des défenseurs des droits sociaux, sur l’analyse de rapports d’audits sociaux, de travaux académiques portant sur ce type de rapport ainsi que sur divers comptes rendus et publications d’organisations émanant de la société civile et d’universitaires.
La première limite est de taille et concerne le temps réservé à la réalisation des audits. Celui-ci comprend la préparation de l’audit, sa réalisation et la rédaction du rapport final. Or, la conduite d’un audit prend du temps pour être fait convenablement et pour mener sérieusement les interviews avec les salariés, enquêter en dehors du site, recouper les sources… Les donneurs d’ordres commandent souvent des centaines d’audits et exercent une pression sur les prix, et donc sur le temps consacré à ces vérifications. Dans un contexte concurrentiel entre les cabinets, ces derniers peinent à négocier ne serait-ce qu’une journée supplémentaire pour réaliser leur travail d’investigation. Les enquêtes approfondies sont rarissimes. Elles sont déclenchées lorsqu’un événement fait la une des journaux ou que les États-Unis, par exemple, menacent d’interdire l’importation des produits concernés. Une publication parue en 2021 et analysant 21 041 rapports d’audits sociaux entre 2011 et 2017 a montré que ces derniers avaient relevé un faible nombre de constatations, sans doute à cause de ces limites de moyens.
Un deuxième obstacle a été noté. Il s’agit des conflits d’intérêts entre le cabinet d’audit et l’entité qui finance les interventions. Plusieurs experts ont ainsi estimé que la pression sur les auditeurs était plus élevée quand c’étaient les fournisseurs qui nommaient et rémunéraient les cabinets, et non pas les marques. Les contrôleurs tiers ont tendance à être plus indulgents lorsque les entreprises contrôlées les paient directement. Les auditeurs ont donné des exemples où on leur a demandé de supprimer des observations du rapport et/ou de simplement transmettre par oral ou par courriel séparé les remarques les plus graves. Ce constat est corroboré par une publication universitaire de 2015 et une autre de 2016.
En troisième lieu, de nombreux fournisseurs tentent de masquer les conditions de travail réelles lors des inspections. Les recherches menées par Human Rights Watch ainsi que par d’autres organisations et universitaires montrent que les efforts pour tromper les cabinets d’audit sont multiples. Ils comprennent un strict encadrement des travailleurs, la tenue de faux registres, la dissimulation des enfants employés illégalement… Bien entendu, les audits sociaux annoncés à l’avance augmentent le risque de telles pratiques. Il existe aussi, dans beaucoup de pays, de nombreux cabinets de conseil en audit qui aident les usines à « se préparer » à la visite des auditeurs et à déjouer leurs dispositifs.
Enfin, le secteur des audits sociaux et de la certification est très opaque. Les rapports de ces inspections des fournisseurs ne sont pas publiés, et ce manque de transparence donne la possibilité aux audits de mauvaise qualité de prospérer sans contrôle. Ces pratiques ne permettent pas d’établir une relation de confiance avec les parties concernées, en particulier avec les travailleurs, ni d’aider les syndicats locaux et les organisations de défense des droits des travailleurs à suivre les progrès générés par les actions correctives.
Compte tenu de ces limites, Human Rights Watch estime que les régulateurs et les décideurs ne devraient pas considérer les audits sociaux et les certifications des fournisseurs comme une preuve suffisante de la qualité d’une démarche de vigilance raisonnable d’une entreprise. Cette démarche devrait impérativement être complétée par des outils développés en consultation avec les parties prenantes. En parallèle de ces audits, il conviendrait donc de divulguer le détail de la chaîne d’approvisionnement du donneur d’ordres ; de prévoir la mise en œuvre de mécanismes de réclamation indépendants, efficaces et accessibles dans les pays où se trouvent les sites ; de réviser la politique d’achat du donneur d’ordres pour ne pas exercer une pression insurmontable sur les fournisseurs ; de publier les audits sociaux et les actions correctives ; de dégager des moyens pour instaurer ces actions correctives ; et d’envisager des sanctions graduées en mettant l’accent sur la minimisation des dommages sur les travailleurs et les communautés.