Faut-il mener des activités dans les pays où les droits humains sont bafoués ? Sur le papier, le développement d’une activité économique est censé créer un terrain favorable à l’émergence d’une démocratie. Mais dans la réalité, en l’absence de processus de répartition équitable de la richesse créée, celle-ci est captée par la minorité dominante. De plus, la « normalisation » d’activités commerciales confère une légitimité aux gouvernements qui dirigent ces pays, leur donne parfois les moyens d’intensifier les violations dont ils sont parfois directement ou indirectement à l’origine et consolide leur pouvoir. Cette démarche est également très risquée d’un point de vue juridique. On relève ainsi de nombreuses actions juridiques à l’encontre d’entreprises multinationales qui, par « négligence », auraient permis à des activités illégales – comme le terrorisme ou le blanchiment d’argent (Afghanistan, Mexique, Syrie, Soudan…) – de prospérer et, de fait, auraient permis aux groupes criminels de perpétrer leurs forfaits.
Parmi tous les secteurs concernés par cette problématique, le secteur bancaire est particulièrement surveillé. Le 24 septembre, la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) a annoncé qu’une information judiciaire avait été ouverte le 26 août dernier au tribunal de Paris à l’encontre de BNP Paribas (BNPP) pour complicité de crimes contre l’humanité, de génocide, d’actes de torture et de barbarie. Cette procédure fait suite à une plainte déposée le 26 septembre 2019 par la FIDH, la Ligue des droits de l’Homme (LDH) et neuf militants soudanais. De 2002 à 2008, le gouvernement soudanais a commis des violations massives des droits humains des civils, ayant entraîné la mort de plus de 300 000 personnes, en particulier au Darfour. Les plaignants accusent BNPP d’avoir permis au régime d’Omar el-Béchir d’accéder aux marchés financiers américains et de se maintenir en place. Pour étayer leurs accusations, ils s’appuient, entre autres, sur une série d’accords conclus, le 30 juin 2014, par la banque et destinés à mettre un terme aux enquêtes diligentées à son encontre aux Etats-Unis pour avoir enfreint, entre 2000 et 2010, des lois et réglementations concernant les sanctions économiques instaurées par les Etats-Unis à l’égard de certains pays (Soudan, Cuba, Iran), ce qui s’est soldé par une amende record de 8,97 milliards de dollars.
Cette affaire est à rapprocher de celle ayant conduit plusieurs réfugiés soudanais à intenter une action collective aux Etats-Unis contre BNPP en avril 2016. En mars 2018, la cour de district de New York Sud avait cependant rejeté cette plainte. Le tribunal avait fondé sa décision sur la doctrine de l’Act of State qui interdit aux tribunaux américains de juger les « actes officiels » d’un Etat souverain. Mais le 22 mai 2019, la deuxième cour d’appel fédérale des Etats-Unis (Manhattan) avait infirmé ce jugement en considérant que BNPP n’avait pas réuni les preuves démontrant que le génocide constituait une politique officielle du Soudan (IE n° 302). Il était donc établi que celui-ci avait violé ses propres lois et qu’il n’existait donc aucun « acte officiel » autorisant un tribunal américain à déclarer invalide le fait de statuer sur la requête des plaignants. Le 12 juin 2019, BNPP avait renouvelé sa demande de rejet. La cour de district de New York Sud devait alors choisir, entre la loi fédérale américaine, celle de l’Etat de New York, la loi suisse et la loi soudanaise, la juridiction pouvant recevoir la plainte. Le 3 mars dernier, le tribunal a jugé que la Suisse réunissait l’intérêt le plus manifeste pour juger cette affaire, presque toutes les activités délictueuses de BNPP ayant été commises dans ce pays…