Le matériel livré par des fournisseurs peut-il engager leur responsabilité sociétale ?

Jusqu’où la responsabilité élargie des entreprises va-t-elle ? Dès l’origine de ce mouvement, qui a pris son essor en Europe continentale il y a un quart de siècle environ, la question a été au centre des préoccupations. Au milieu des années 90, que les conditions de travail chez les sous-traitants des grands donneurs d’ordre puissent avoir un lien avec la responsabilité de ces derniers était loin d’être acquis. Aujourd’hui, cette approche ne fait plus guère de doute. Inscrite dans le droit français, elle fait l’objet d’une réflexion officielle au sein de la Commission européenne et peut, le cas échéant, donner lieu à des actions judiciaires ayant une dimension extraterritoriale. D’autres aspects de la responsabilité élargie des entreprises reviennent souvent dans les débats. C’est le cas des relations commerciales établies avec des acteurs peu recommandables. Cette attitude est critiquée par certains observateurs soit parce que ces relations permettent à ces acteurs de développer leurs moyens (et donc leur pouvoir de nuisance), soit parce que ces acteurs sont peu regardants sur les conditions sociales et environnementales entourant leurs activités, soit pour toutes ces raisons à la fois.

C’est aussi la question que pose l’organisation Swedwatch dans un rapport publié le 10 juin dernier. La Birmanie est réputée pour ses gisements de pierres précieuses et de pierres fines. Mais ce pays est toujours contrôlé par l’armée (qui bénéficie d’office de 25 % des sièges au Parlement). Il est aussi dénoncé sur le plan international pour le traitement infligé à la minorité des Rohingya et est, depuis plusieurs décennies, le théâtre de conflits armés entre le pouvoir central et certaines ethnies, comme les Kachin. Dans son rapport, Swedwatch fait observer que l’Etat Kachin fournit 90 % de la production mondiale de jade. Elle souligne aussi que cette industrie est dominée par l’armée (Tatmadaw). Des groupes rebelles contrôlent également certaines mines afin de financer leur mouvement. Ce contexte alimente le conflit armé local et favorise les dommages collatéraux dont les populations civiles sont victimes, comme l’a souligné un rapport des Nations unies en 2019. L’organisation a également recensé le décès de plusieurs dizaines de mineurs à la suite de la rupture d’ouvrages miniers et de glissements de terrain. Par ailleurs, l’environnement (notamment le couvert forestier et les cours d’eau) a été gravement endommagé par l’exploitation sauvage des mines, etc.

Swedwatch accuse les principaux fournisseurs d’engins destinés aux mines de jade dans la région (l’américain Caterpillar Inc., le japonais Komatsu Ltd, le suédois Volvo AB) de ne pas avoir déployé de plan de vigilance à la hauteur des alertes sur les abus généralisés observés sur place. Pour ces entreprises, le fait que leur matériel ne soit pas directement impliqué dans des violations des droits humains les exonère de toute responsabilité. Mais l’appréciation de cette responsabilité ne dépend-elle pas aussi de la « respectabilité » des bénéficiaires et des effets induits par les activités auxquelles ce matériel a apporté son concours ?