Le développement des réseaux sociaux a entraîné l’émergence de nombreux métiers. Celui de modérateur de contenu en fait partie. Le vent de réformisme et de libertarianisme qui sévit aux États-Unis, l’alignement sur cette tendance des plates-formes digitales opérant dans ce pays et le développement de l’IA générative ont encore peu d’impact sur cette dynamique. Ces « travailleurs du clic » sont chargés par des sociétés spécialisées (business process outsourcing ou BPO) qui interviennent pour le compte des médias sociaux de contrôler le contenu des messages postés sur les plates-formes comme Facebook, Instagram ou TikTok.
Pour ces salariés, ces tâches consistent, notamment, à visionner des contenus signalés par un utilisateur ou identifiés par l’IA comme des candidats potentiels à la suppression. Tout au long de la journée de travail, ils sont confrontés à des discours haineux, des contenus violents, inhumains ou pornographiques, à d’autres qui représentent explicitement l’exploitation sexuelle d’enfants, à des scènes de torture, de suicide ou d’automutilation, à des films provenant d’organisations terroristes, etc.
Chris Gray est un ancien employé de CPL, une entreprise irlandaise contractante de Meta. De 2017 à 2018, il a travaillé à Dublin pour modérer des contenus postés sur Facebook. Puis, il a reçu un diagnostic de trouble du stress post-traumatique (TSPT). En 2019, il a porté plainte contre CPL et Meta devant la Haute Cour d’Irlande, alléguant des préjudices psychologiques dus à une exposition répétée à des contenus extrêmement perturbants. L’affaire est toujours en cours.
Les cas de troubles mentaux liés à ce travail sont nombreux et ont parfois conduit des opérateurs à se suicider. C’est d’ailleurs un reportage sur leurs conditions de travail, réalisé en octobre 2022 par Time Magazine, qui a incité le gouvernement colombien à ouvrir une enquête sur le groupe français Teleperformance dans ce pays, provoquant une chute de 34 % du cours de l’action en une seule séance. De fait, les entreprises de BPO ont commencé à instaurer, parfois en urgence, des programmes spécifiques visant à améliorer les conditions de travail des modérateurs.
Mais les spécialistes constatent que ces programmes demeurent insuffisants et que le personnel en charge de les appliquer est souvent sous-qualifié. De plus, de nombreux modérateurs sont des migrants qui, de surcroît, sont soumis au secret professionnel et à la confidentialité. Par ailleurs, les organisations syndicales sont encore mal préparées aux enjeux du secteur et aux actions d’intimidation et de représailles menées par certaines sociétés. De telles pratiques semblent avoir cours dans une filiale turque de la multinationale canadienne Telus, où quinze syndicalistes ont été licenciés ces derniers mois.
C’est dans ce contexte que les modérateurs de contenu de neuf pays (Ghana, Kenya, Turquie, Pologne, Colombie, Portugal, Maroc, Tunisie, Philippines) ont formé, le 30 avril 2025 à Nairobi, la première alliance syndicale mondiale de leur profession, visant à lutter pour des salaires décents, des conditions de travail sûres et des représentations syndicales dans leur secteur : la Global Trade Union Alliance of Content Moderators (GTUACM). Les objectifs de la GTUACM sont de coordonner des campagnes collectives, de mener des recherches sur la santé et la sécurité au travail, et d’offrir une plate-forme mondiale de négociation avec les entreprises technologiques et leurs sous-traitants.