Une nouvelle enquête menée auprès de salariés de Teleperformance en Colombie montre que l’entreprise n’est pas un « endroit où il fait bon travailler »

La société française Teleperformance est le leader mondial des centres de relation client. Entre 2011 et 2021, son chiffre d’affaires a été multiplié par 3,4 et son résultat net par 3,6. Le groupe emploie plus de 400 000 salariés dans le monde. La crise sanitaire a stimulé ses activités et son résultat (ce dernier a augmenté de 60 % entre 2019 et 2021). En octobre 2020, une association a publié une étude montrant que, parmi les sociétés du CAC 40, 3 d’entre elles avaient bénéficié des mesures de chômage partiel accordées par le gouvernement français tout en maintenant ou haussant le dividende octroyé à leurs actionnaires, et ce, malgré la crise. Teleperformance faisait partie de ces entreprises avec une progression de 26 % du coupon versé par rapport à l’année précédente.

Depuis quelques années, Teleperformance fait l’objet de sévères accusations de la part des ONG, des syndicats et de la communauté financière pour des conditions de travail et des relations sociales très dégradées. Le 20 octobre 2022, TIME magazine a publié les résultats d’une nouvelle enquête menée en Colombie en partenariat avec le Bureau of Investigative Journalism. Teleperformance emploie plus de 42 000 personnes en Colombie, et l’investigation s’appuie sur des témoignages de salariés colombiens de l’entreprise dont le travail consiste à modérer les vidéos de l’application TikTok.

Les personnes interviewées insistent sur les contenus parfois insoutenables des vidéos qu’elles doivent visionner : meurtres, suicides, contenus pédophiles, pornographiques, accidents, cannibalisme… Ces images produisent des traumatismes très lourds chez les employés (dépression, anxiété, tremblements, perte de sommeil…). Auprès de son personnel, l’entreprise met en avant le soutien psychologique qu’elle propose et le rappelle dans son dernier document d’enregistrement universel (« assistance d’experts pour le bien-être psychologique et émotionnel, programme de soutien disponible 24 h/24 et 7 j/7 sur site et à distance »), mais sans apporter d’éléments pour attester que ces programmes sont adaptés. Au contraire, plusieurs modérateurs ont affirmé qu’ils sont parfaitement inadéquats. À la suite de leurs demandes, certains ont attendu en vain une aide de la part de la société et ont finalement dû se rabattre sur le système de santé colombien.

De plus, le « rendement » exigé est très élevé, et ce, pendant 6 jours (ou nuits) par semaine. Certains modérateurs ont indiqué devoir visionner plus de 900 vidéos par quart de travail. Atteindre ou dépasser ses objectifs donne droit à une prime mensuelle. À l’inverse, ne pas les atteindre, ne serait-ce qu’une seule journée dans le mois, ou revenir en retard d’une pause peut suffire à supprimer ce bonus, ce qui arrive, semble-t-il, fréquemment. Le plus souvent, les modérateurs touchent le salaire de base qui est fixé à 1,2 million de pesos (251 euros).

La crise sanitaire a donné un coup d’accélérateur au travail à distance. Le groupe affirme que 70 % de ses effectifs mondiaux sont désormais à distance, bien qu’au début de la crise, l’entreprise ait fait l’objet de nombreuses plaintes pour ne pas avoir mis en place les mesures appropriées pour protéger son personnel contre la pandémie. En avril 2020, la fédération syndicale internationale UNI Global Union et plusieurs syndicats français ont d’ailleurs déposé une plainte à l’encontre de Teleperformance auprès du Point de contact national français de l’OCDE (PCN). Celle-ci rapportait des conditions dangereuses, en période de pandémie, dans 10 pays.

Mais Teleperformance a aussi déployé des systèmes pour surveiller ses employés qui travaillent à distance. En 2021, NBC News a révélé que les salariés de l’entreprise en Colombie avaient été contraints de signer des contrats accordant à cette dernière le droit de mettre en place des caméras à leur domicile. Des témoignages font état d’instructions très strictes quant à la prise de vue (aucune personne autre que l’opérateur visible dans le champ de la caméra, bureau vide à l’exception d’une boisson dans une tasse transparente…). Fin 2020, ce procédé visant à installer des caméras au domicile des salariés en télétravail a d’ailleurs été condamné par le Commissaire albanais au droit à l’information et à la protection des données personnelles.

Les critiques à l’égard de Teleperformance ne s’arrêtent pas là. La Colombie est le pays au monde où l’exercice de la fonction syndicale est le plus dangereux. De plus, l’entreprise n’est pas réputée pour promouvoir le syndicalisme. Cela se vérifie en Colombie. Utraclaro, un syndicat qui représente les travailleurs de l’informatique et des centres d’appel, tente de syndiquer le personnel de Teleperformance depuis plus de 2 ans, mais le processus est lent et laborieux. Lorsque les organisateurs ont distribué des tracts, par exemple, ou essayé de parler aux salariés durant leurs pauses devant les bureaux de la société, les agents de sécurité du parc d’activité les ont suivis et leur ont demandé d’arrêter. En août 2021, Utraclaro a officiellement notifié Teleperformance de sa requête. Mais cette dernière a porté plainte, alléguant qu’Utraclaro n’avait pas respecté les procédures. Depuis quelques semaines, le syndicat constate cependant quelques avancées dans les discussions avec la direction.

Dans son rapport annuel, l’entreprise « s’engage à être un employeur de référence sur son marché ». Pour convaincre ses différents publics, elle s’appuie sur des indicateurs de performance sociale, comme le nombre de certifications de type « Great Place to Work » ou « Best Places to Work » obtenues par ses différentes filiales. La pertinence de ces indicateurs est toutefois contestée, non seulement par les syndicats, mais aussi par les agences d’évaluations extrafinancières.