De nombreuses organisations se sont fixé comme objectif de lutter contre « l’impunité des entreprises multinationales ». Ces démarches découlent en partie du constat que certains États sont moins enclins – ou éprouvent plus de difficultés que d’autres – à faire respecter le droit lorsque de puissants acteurs économiques font partie des protagonistes impliqués dans les litiges. En conséquence, les actions juridiques menées contre des sociétés ayant leur siège dans les États démocratiques pour des abus commis par leurs filiales dans des juridictions étrangères se sont multipliées ces dernières années. L’entrée en vigueur en France, en 2017, de la loi sur le devoir de vigilance et son extension à l’échelle européenne devraient amplifier le phénomène.
Ce mode d’action s’est particulièrement développé lorsqu’il concerne des dommages environnementaux, mais pas uniquement. Des recours ont par exemple été intentés dans des cas où des forces de sécurité nationales ou des factions paramilitaires étaient soupçonnées d’avoir usé de violence pour protéger les installations ou les intérêts commerciaux de grandes entreprises. L’une des affaires les plus emblématiques porte sur les relations établies dans les années 90 entre la Royal Dutch Shell et la dictature militaire du général Abacha au Nigeria.
En 1995, Ken Saro-Wiwa et huit autres personnalités ogonis ont été arrêtés par le gouvernement nigérian et exécutés par pendaison à l’issue d’une parodie de procès. Ils protestaient notamment contre la pollution du delta du fleuve Niger due à l’exploitation pétrolière par les compagnies au premier rang desquelles se trouvait Shell. En 2002, Esther Kiobel et trois autres veuves des militants assassinés ont engagé des poursuites devant les tribunaux étatsuniens en vertu de l’Alien Tort Statute (ATS). Elles accusaient des sociétés du groupe Shell de s’être rendues complices de torture, d’exécution extrajudiciaire, de détention arbitraire et d’autres violations commises par le gouvernement nigérian. Le 7 novembre 2022, après plusieurs années de poursuites infructueuses, elles ont décidé d’abandonner leurs démarches.
Ce cas illustre bien les difficultés rencontrées par les défenseurs des droits humains dans ce type d’affaire, de même que la durée des procédures. Pour autant, ces parcours semés d’embûches ne les découragent pas. Le 23 novembre 2022, l’association de défense des droits humains RAID a annoncé attaquer en justice l’entreprise minière canadienne Barrick Gold devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario au nom de 21 ressortissants tanzaniens. Elle dénonce des meurtres, des fusillades et des actes de torture commis par la police affectée à la protection de la mine d’or North Mara.
Dans une autre affaire, tout récemment, le juge fédéral Kenneth Marra du tribunal de district étatsunien du district sud de Floride a décidé, le 15 mars 2023, que la société bananière Chiquita Brands International pouvait être jugée pour avoir irrégulièrement financé des escadrons de la mort paramilitaires en Colombie (les Autodéfenses unies de Colombie – AUC).
Les AUC ont mené des campagnes de violence contre les communautés des régions productrices de bananes (syndicats, opposants politiques, défenseurs des peuples autochtones), assassinant des milliers de personnes. En 2001, le gouvernement étatsunien les a classées sur sa liste des groupes terroristes internationaux. Chiquita est accusée d’avoir payé plus de 1,7 million de dollars aux AUC durant les années 90 et au début des années 2000. En mars 2007, la multinationale a reconnu ce crime fédéral et a versé 25 millions de dollars au gouvernement américain dans le cadre d’une transaction (plea agreement).
En juillet 2007, l’association EarthRights International (ERI) a déposé un recours collectif fédéral contre Chiquita au nom des victimes des AUC. Le tribunal a rejeté l’action de groupe en 2019. Dans un premier temps, ERI a donc choisi de présenter devant le tribunal quelques cas représentatifs. Néanmoins, le juge Marra a statué que ce premier groupe de plaignants n’apportait pas suffisamment de preuves pour donner lieu à un procès.
Cette décision a été annulée en septembre 2022 par la Cour d’appel du onzième circuit. Cette dernière a conclu que les plaignants avaient réuni suffisamment de preuves pour permettre à un jury de se prononcer sur le fait de savoir si les victimes avaient été tuées par des paramilitaires. Les plaignants affirment que les morts et les blessés cités dans cette affaire sont le résultat direct et prévisible du soutien financier de Chiquita aux AUC. Ils demandent que des compensations soient versées aux familles des victimes. Le juge Marra a fixé la date du procès des 17 premières affaires au 16 janvier 2024.