En Arabie saoudite, travailler sur les sites de Carrefour est loin d’être le paradis

La loi française de mars 2017 sur le devoir de vigilance a consacré juridiquement la responsabilité des (grandes) sociétés vis-à-vis des actes de leurs fournisseurs et sous-traitants. Cette reconnaissance que la responsabilité des entreprises dépassait leurs périmètres de consolidation était depuis longtemps une évidence pour les associations et les syndicats. Mais c’est plus récemment que la prise en compte des activités en aval du périmètre juridique des firmes a émergé. Cela a été entériné par la directive européenne sur le devoir de vigilance des sociétés en matière de durabilité, qui intègre dans le champ de responsabilité des entreprises les activités de leurs « partenaires commerciaux en aval ».

C’est dans ce contexte que l’association Amnesty International a publié une étude intitulée « J’allais travailler la boule au ventre » – Exploitation par le travail sur les sites Carrefour en Arabie saoudite. L’ONG a recueilli des informations auprès de 17 migrants originaires du Népal, d’Inde et du Pakistan, qui ont travaillé dans des établissements sous franchise Carrefour. Les franchises sont gérées par le groupe émirati Majid Al Futtaim. Les magasins font appel à des sociétés spécialisées pour leur procurer la main-d’œuvre dont ils ont besoin. Ce sont elles qui sont les employeurs directs des travailleurs.

Cette affaire rassemble tous les ingrédients nécessaires à l’éclosion de graves abus : un pays où le droit du travail est, à tout le moins, déficient, et où les droits humains sont régulièrement bafoués (pour mémoire, l’Arabie saoudite est le seul pays candidat à l’organisation de la Coupe du monde de football masculin en 2034) ; des travailleurs vulnérables (des migrants) ; des statuts juridiques favorisant l’externalisation des problèmes et la pression sur les salariés (des franchisés et des agences fournisseuses de main-d’œuvre).

Les témoignages recueillis font état : de tromperie sur le véritable employeur ; de versements à des agents recruteurs de leur pays d’origine de frais de recrutement d’un montant moyen de 1 200 dollars ; de semaines de 60 heures et de journées de travail pouvant aller jusqu’à 16 heures pendant les périodes de forte activité ; de non-paiement des heures supplémentaires et d’annulation des jours de repos hebdomadaires ; de logements indécents ; de menaces de licenciement (sans indemnités) en cas de plaintes… Les deux groupes ont annoncé avoir ouvert une enquête interne, l’enseigne de distribution française va faire réaliser un audit de Majid Al Futtaim par une tierce partie, et le groupe émirati a indiqué avoir pris des mesures.

Bien que la directive européenne imposant aux entreprises de faire preuve de diligence à l’égard de leurs partenaires commerciaux en aval ne soit pas encore applicable, la logique de responsabilité élargie aurait dû, depuis longtemps, inciter le groupe français à mettre en place un dispositif pour anticiper tout problème. Cette démarche aurait été d’autant plus souhaitable que le secteur de la grande distribution a souvent recours à la franchise, et que Carrefour a déjà fait l’objet d’interpellations sur les conditions de travail chez ses franchisés. Mais cela aurait été à l’encontre de la logique d’une démarche de transfert des « externalités négatives », que sous-tend aussi l’appel à la franchise. Amnesty demande donc aux deux groupes de « remédier à ces atteintes (notamment en indemnisant de toute urgence les travailleurs concernés) et [de] faire en sorte que les personnes travaillant pour eux ne subissent plus jamais de tels préjudices ».