Peut-être ne connaissez-vous pas la marque de prêt-à-porter chinoise Shein. C’est normal, car elle s’adresse surtout à la génération Z. Pour séduire les jeunes, elle mise sur de tout petits prix, des ventes exclusivement en ligne, de la créativité (parfois affriolante) et des collections sans cesse renouvelées. Le 26 septembre à New York, l’enseigne a organisé un show digital baptisé « Shein X Rock the Runway », qui a associé danse, musique live et tendances de mode. Les popstars se sont succédé, accompagnées de danseuses et de danseurs qui représentaient la diversité et l’inclusion de par leur corpulence, leur origine ethnique ou leur couleur de peau. Créée en 2008, la plate-forme de mode était encore quasiment inconnue il y a deux ou trois ans ; son ascension a été fulgurante. Sur la période allant de mars à mai 2021, Shein est ainsi devenu le premier acteur du segment du prêt-à-porter féminin en France, avec une part de marché de 3,1 %, contre 0,3 % il y a deux ans. À un bout de la chaîne, l’entreprise mobilise son immense audience sur les réseaux sociaux (Instagram, Facebook, TikTok), ses influenceuses et ses influenceurs pour propulser ses ventes. À l’autre extrémité, l’organisation de son réseau de fournisseurs lui permet de réagir très rapidement aux tendances et de raccourcir le cycle de fabrication d’un vêtement, du design à l’emballage, à moins d’une semaine.
Pour en savoir plus sur cette société très secrète qui ne dévoile même pas son chiffre d’affaires (qui a cependant pu être estimé par les spécialistes à 10 milliards de dollars en 2020), l’association suisse Public Eyes a diligenté une enquête sur le terrain, en Chine. L’ONG a pris contact avec une organisation dont le nom est tenu secret pour des raisons de sécurité. Les deux enquêtrices chinoises impliquées sont des spécialistes du secteur textile. Elles sont parvenues à localiser dix-sept entreprises qui fournissent Shein et à interroger plusieurs employés. Première surprise, un salarié peut gagner plus de 5 410 yuans brut par mois (740 euros), soit plus que le salaire de subsistance calculé par l’Asia Floor Wage Alliance. Les bons mois, ils peuvent même toucher jusqu’à 10 000 yuans (1 370 euros). Ce revenu peut cependant être divisé par trois en période creuse. Néanmoins, pour parvenir à ces montants, il ne faut pas compter ses heures. Les journées de travail sont de onze, douze, parfois treize heures, généralement sept jours sur sept, avec un ou deux jours de repos mensuels et sans bonus pour les heures supplémentaires. Finalement, la part du salaire dans l’article reste infime. Une rapide estimation par les enquêtrices souligne qu’elle ne doit pas dépasser 3 yuans (41 centimes) pour une robe pour fillette vendue 9,99 euros sur le site de la marque.
La sécurité des salariés laisse aussi largement à désirer. Les témoignages et les photos prises dans les ateliers ne montrent pas la moindre sortie de secours, des entrées et des escaliers encombrés de sacs et de paquets, et les fenêtres des étages supérieurs équipées de grilles. Toutes les conditions sont réunies pour produire un drame en cas d’incendie, comme cela arrive régulièrement en Asie du Sud et du Sud-Est. La précarité est également la règle. Les ouvriers n’ont donc pas de contrat de travail, y compris quand la loi les y oblige (dans le cas des ateliers de plus de cent salariés). Par ailleurs, les cotisations de sécurité sociale ne sont pas versées. Le site institutionnel de l’entreprise suggère que des audits sont menés sur les sites pour contrôler les conditions de travail. Toutefois, aucune des personnes interrogées lors de l’enquête n’a jamais entendu parler de telles inspections. Ainsi, la mode éphémère prospère, de plus en plus fugitive. Elle conquiert les jeunes avec des messages d’inclusion. Mais elle ne profite guère à celles et ceux qui concourent à rendre ces articles très accessibles aux adolescents. Peut-être même entretient-elle cette situation.