Les entreprises ont-elles une influence sur les principes démocratiques ? Sans aucun doute, que cette influence soit directe ou indirecte. Et pourtant, cette acception n’apparaît souvent qu’en filigrane dans l’analyse de la responsabilité élargie des entreprises. Dans son numéro de l’hiver 2024, la Stanford Social Innovation Review a publié un document de réflexion dans lequel les auteurs identifient les façons dont le populisme constitue une menace pour les pratiques commerciales responsables.
L’article rappelle que le populisme est une approche politique qui divise la société en deux groupes qui s’opposent – le peuple et l’élite corrompue – et qui souligne que la politique devrait exprimer la volonté du premier. Cette démarche est, par exemple, adoptée par le gouverneur républicain de Floride, Ron DeSantis, qui a signé, le 28 mars 2022, le projet de loi « Don’t Say Gay » (HB 1557). Cette loi interdit notamment toute discussion sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre à l’école. Le jour même, Disney a publié un communiqué dans lequel la compagnie a exprimé le souhait de voir cette loi abrogée ou invalidée par les tribunaux. Cette prise de position a eu pour conséquence la suppression du statut spécial d’autonomie de Walt Disney World en Floride, en février 2023, et le contrôle du conseil d’administration de Disney World à Ron DeSantis.
Selon les chercheurs, les populistes visent à montrer que les efforts de responsabilité sociale des entreprises ne sont qu’un simple prétexte pour accroître leurs profits, et n’ont pas pour objectif d’être au service du public. De manière générale, ils souhaitent susciter la méfiance sociale non seulement vis-à-vis des entreprises, mais également à l’égard d’autres soi-disant élites et experts, en particulier les universitaires et les journalistes. Ils prétendent aussi que les efforts socialement responsables des entreprises portent atteinte à la création d’emploi et à la croissance. Cet argument est l’un des chevaux de bataille des activistes anti-ESG et a donné lieu à une série de législations anti-ESG.
Les discours populistes favorisent explicitement la croissance économique et la consommation effrénée des ressources naturelles, et rejettent les efforts menés pour protéger le climat. À travers l’opposition manichéenne établie entre le bien et le mal, les populistes cultivent également la division sociale. Cette stratégie cible les groupes minoritaires et sous-représentés – en particulier les migrants, les demandeurs d’asile et les réfugiés –, désignés comme boucs émissaires.
Les sociétés peuvent réagir. Ainsi, à la suite de la loi britannique de 2023 sur la migration illégale qui empêche les réfugiés de demander l’asile au Royaume-Uni s’ils arrivent par la mer, l’entreprise de glaces Ben & Jerry’s a ouvertement critiqué le projet et a lancé une campagne sur les réseaux sociaux baptisée « Safe Routes for Refugees ». Celle-ci propose des alternatives plus sûres pour les demandeurs d’asile voyageant vers le Royaume-Uni.
De son côté, Disney a mobilisé son équipe juridique pour contrecarrer le projet de Ron DeSantis visant à priver le groupe de son autonomie. Ce dernier a aussi décidé d’octroyer l’équivalent des dons accordés aux candidats des deux principaux partis de Floride lors de la campagne électorale de 2020 à des organisations soutenant les droits LGBTQ+ (5 millions de dollars). De plus, la compagnie a lancé en juin 2023 sa première « Pride Nite » officielle pour célébrer le mois des fiertés.
Lorsque les entreprises disposent de moyens limités, elles peuvent utiliser des stratégies moins gourmandes en ressources en s’associant à des actions collectives, y compris en collaboration avec des organisations de la société civile, dans le but d’avoir un plus grand impact. Mais quels que soient leurs modes d’action, les firmes doivent s’attendre à ce que leur stratégie RSE se heurte à de profondes pressions politiques dans les sphères populistes.