L’accès aux biens et aux services, surtout lorsqu’ils sont de première nécessité, devrait systématiquement être au centre d’une RSE éclairée. Avec l’accroissement de la richesse économique mondiale qui a suivi l’accélération des échanges, cet aphorisme devrait être une évidence. Ce n’est pourtant pas encore le cas. Un secteur attire régulièrement l’attention sur cette question : il s’agit de l’industrie pharmaceutique. En mars 2001, plusieurs laboratoires avaient attaqué en justice l’Afrique du Sud pour avoir facilité l’importation de médicaments génériques contre le sida. À la suite d’une campagne d’opinion internationale éclair, les entreprises avaient rapidement abandonné l’idée.
Des possibilités existent pour qu’un pays exposé à une urgence sanitaire puisse « contourner » la réglementation internationale sur les brevets (l’Accord sur les ADPIC – aspects des droits de propriété intellectuelle liés au commerce). De cette manière, les licences obligatoires permettent à un État d’autoriser certains fabricants à produire, importer ou commercialiser des versions génériques de médicaments protégés par des brevets. Mais ces dispositions demeurent peu appliquées. La pandémie de COVID-19 a aussi montré leurs limites.
L’Inde est le principal producteur et exportateur mondial de médicaments génériques. Le pays a ainsi joué un rôle majeur dans la baisse des traitements antirétroviraux, en particulier grâce à une législation favorable jusqu’en 2005. Parallèlement, il reste sous la pression des grands laboratoires pharmaceutiques occidentaux. Mais, le 23 mars 2023, l’office indien des brevets a refusé l’extension du brevet de la bédaquiline à la compagnie Johnson & Johnson (J&J). Cette molécule est considérée comme le dernier recours pour les personnes atteintes de tuberculose avancée. Le brevet détenu par la firme américaine expire en juillet 2023, et cette dernière espérait le prolonger jusqu’en 2027. De fait, cela aurait empêché des versions génériques moins chères d’arriver sur le marché.
La décision de l’office indien est considérée comme une importante victoire par les associations spécialisées, et notamment par Médecins sans frontières (MSF) qui a soutenu un recours déposé en Inde début 2019 par deux anciennes malades (l’Indienne Nandita Venkatesan et la Sud-Africaine Phumeza Tisile) afin d’empêcher J&J d’obtenir gain de cause. Selon MSF, la demande de brevet de l’entreprise concernait la forme saline de la bédaquiline et ne pouvait donc, d’après le droit indien, faire l’objet d’une extension.
L’Inde a le niveau de tuberculose et de tuberculose multirésistante le plus élevé au monde. Plus de 1 000 Indiens décèdent chaque jour de la maladie. Les personnes atteintes de tuberculose résistante aux médicaments dans ce pays pourraient donc bientôt avoir accès à ce médicament essentiel à un prix bien inférieur à ceux actuellement pratiqués. Certains experts de la santé estiment que le coût des traitements pourrait être réduit de 80 %. Les sociétés pharmaceutiques indiennes ont commencé à travailler sur des versions génériques du médicament. Certaines d’entre elles ont soumis des dossiers à l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) et ont été préqualifiées pour devenir fournisseurs. La décision de l’office indien des brevets pourrait donc bénéficier aussi aux populations de nombreux pays en développement. J&J, dont le résultat net s’est élevé à près de 18 milliards de dollars en 2022, a fait valoir l’importance des investissements nécessaires au développement d’un médicament. Mais le brevet portant sur la bédaquiline a déjà duré 20 ans.