Dans le textile, malgré les drames et les crises, les donneurs d’ordres continuent de faire pression sur les prix, fragilisant encore un peu plus la situation des salariés les plus précaires

Le 24 avril prochain, cela fera 10 ans qu’a eu lieu l’une des pires catastrophes industrielles. Le 24 avril 2013, un atelier de confection, le Rana Plaza, s’est effondré dans les faubourgs de Dacca, au Bangladesh, provoquant la mort de plus de 1 100 ouvrières et ouvriers. Ce drame a bouleversé l’opinion internationale. Mais il a aussi suscité d’importantes initiatives comme la loi sur le devoir de vigilance en France. Il a également abouti à la signature, le 13 mai 2013, d’un premier accord pour la sécurité des bâtiments dans l’industrie textile au Bangladesh. Celui-ci a été ratifié par 222 entreprises et 10 organisations syndicales, et a associé 4 ONG témoins. Il engageait juridiquement les firmes signataires.

En vigueur pour une durée de 5 ans, il s’est terminé en 2018. Après plusieurs années de discussions difficiles, un nouvel accord international a finalement été conclu le 24 août 2021. Il est entré en vigueur le 1er septembre de la même année. Baptisé sobrement The Accord, il poursuit le programme collectif de sécurité sur le lieu de travail au Bangladesh. Il offre notamment la possibilité aux ouvrières et ouvriers des usines concernées de signaler un danger par le biais d’un système d’alerte. Ces travailleurs peuvent également refuser d’effectuer un travail dangereux. De nombreux pièges mortels ont ainsi pu être démantelés. Les signataires s’engagent aussi à étendre l’initiative à d’autres pays. Le 14 décembre 2022, les signataires de l’Accord ont annoncé qu’un programme similaire avait été lancé au Pakistan pour une durée initiale de 3 ans à compter de 2023.

Cependant, cette initiative – dont on ne mesure pas, du reste, toutes les avancées – ne résout pas tous les problèmes sociaux fondamentaux. Tant s’en faut. Parmi les questions importantes dont il convient de se saisir, figure celle consistant à garantir une rémunération décente sur toute la chaîne de valeur. En effet, l’inexistence d’une rémunération décente favorise le recours au travail des enfants, qui permet alors de compléter un revenu familial souvent insignifiant. Entre autres facteurs qui président à cette situation, il y a l’absence de syndicats protégés et réellement représentatifs des salariés, mais aussi la pression sur les prix exercée par les donneurs d’ordres auprès de leurs fournisseurs.

En 2020, la mise en place des confinements pour faire face à la crise sanitaire a rapidement touché les réseaux de distribution, notamment dans le prêt-à-porter. Malgré les protestations internationales, les marques ont immédiatement cherché à préserver leurs intérêts en annulant leurs commandes auprès de leurs fournisseurs et sous-traitants. En collaboration avec l’université d’Aberdeen, l’organisation Transform Trade a réalisé une enquête très documentée auprès de 1 000 usines bangladaises pour déterminer l’impact des pratiques d’achat des enseignes sur les usines et leurs travailleurs durant la pandémie.

Le rapport publié le 9 janvier 2023 montre que plus de la moitié des usines ont signalé avoir fait l’objet, entre mars 2020 et décembre 2021, d’au moins une des quatre pratiques déloyales suivantes de la part des donneurs d’ordres : annulation de commandes ; réduction de prix ; refus de paiement des marchandises expédiées ou en production ; retard de règlement des factures. Même après les confinements, les enseignes ont continué de faire pression sur les fournisseurs pour qu’ils baissent leurs prix. En décembre 2021, malgré la hausse du coût des intrants et la mise en place de mesures d’atténuation de la COVID-19, 70 % des marques achetaient encore auprès de certains de leurs fournisseurs des vêtements à des prix identiques à ceux pratiqués en mars 2020. Parfois, le prix d’achat était inférieur au coût de production.

Ces pratiques ont inévitablement eu des retombées sur l’emploi et les salaires. Une usine sur cinq a ainsi déclaré avoir eu du mal à payer le dérisoire salaire minimum légal bangladais (8 000 takas par mois, soit 71 euros) après la réouverture des usines qui a suivi le confinement de mars et avril 2020. Les auteurs de l’étude soulignent que plusieurs des grandes marques incriminées sont membres de l’Ethical Trading Initiative, une alliance d’entreprises, d’ONG et de syndicats mise en place pour améliorer les relations avec les fournisseurs. Ils en concluent que les accords volontaires ne fonctionnent pas. Seuls des organismes de surveillance indépendants pourraient réguler les relations entre donneurs d’ordres et fournisseurs.